« Nuclear deterrence in Europe, Visons, debates opportunities and challenges from 1945 to present »

 CIENS conference Paris, 27th-28th June 2021

 

Benoit d’Aboville

 

 « La crise de l‘Alliance entre 1963 et 1971 : convergences et différences franco-allemandes sur le rôle des armes tactiques et la riposte graduée»

 

 

 

 

Il est toujours difficile de définir les dates qui marquent le début ou la fin de l’une ces périodes de débats récurrentes entre européens et américains sur la stratégie nucléaire de l’Alliance. Il s’agit en réalité d’un continuum marqué à différentes date d’événements qui changent la donne.

On peut considérer que le débat sur le nucléaire européen débute en fait dès les années 50, puisque le NSC-68 en pose déjà les problématiques essentielles vis-à-vis de l’adversaire soviétique[1] et il se poursuivra au moins pendant un demi-siècle, jusqu’à la fin de la crise des euromissiles et l’étape clé du traité INF. Ce dernier, applaudi par Paris et ses partenaires européens, l’accord INF n’y est pas moins dénoncé par certains (dont le ministre de la Défense André Giraud,) comme « le début d’un processus de dénucléarisation de la présence américaine en Europe ».

Il existe une grande continuité dans la manière dont Paris appréhende l’accent mis par Washington sur l’élévation du seuil nucléaire par le renforcement des forces conventionnelles et, en sens inverse, dans la détermination française de faire jouer, si nécessaire, de manière indépendante de l’OTAN, la dissuasion en n’entrant pas dans le jeu séquentiel d’une étape conventionnelle préalable à l’escalade nucléaire.

La teneur du débat sur le nucléaire en Europe entre allemands et français sera naturellement affectée en permanence par l’évolution des discussions à l’OTAN et la politique de Washington, qu’il s’agisse notamment de deux grandes déceptions allemandes : l‘échec de la MLF et la manière dont Washington presse Bonn pour la signature du Traité de Non-Prolifération.

On ne saurait envisager l’histoire de la période sans tenir compte également des répercussions d’un certain nombre de facteurs liés à l’actualité internationale (fin de la guerre d’Algérie, débats sur l’organisation de l’Europe, crises de Berlin et de Cuba, préoccupations américaines vis-à-vis des activités de l’URSS dans le Tiers Monde) et des ambitions de l’administration Kennedy sur le plan des relations économique avec l’Europe.

Le Président Kennedy est obsédé par les problèmes de la balance des paiements américaine et compte sur l’entrée de la Grande Bretagne dans l’Europe en voie de constitution pour garantir son orientation économique libérale et ouverte aux intérêts américains. Ces éléments du « grand dessein » de l’administration Kennedy vont interférer avec les débats stratégiques sur le nucléaire

 

J’ai choisi, -de manière un peu arbitraire,- de m’arrêter sur la période entre 1963 et 1971 :

-1963, par ce que la conférence de presse du General de Gaulle au lendemain de l’accord de Nassau marque une rupture à la fois avec l’administration Kennedy et les britanniques. C’est également l’année du traité franco-allemand de l’Élysée et de ce que,comme l’écrit GH Soutou,[2] à Paris de nombreux contemporains ont considéré comme une occasion manquée de réaliser un certain nombre d’objectifs français, dont la réforme de la gouvernance de l’Alliance et l’insertion d’un volet défense dans la démarche européenne alors déjà engagée.

–  1971, parce que la France, qui a quitté l’OTAN depuis 1966, prépare la mise en place de ses premières armes tactiques, les Plutons, ce qui pose de nombreuses questions aux allemands. Le président Pompidou rencontrant la même année Willy Brandt manifeste ses vives préoccupations vis-à-vis des MBFR et de l’Ostpolitik attribué à Egon Bahr. En même temps, à l’OTAN, on s’inquiète déjà des implications des futurs accords SALT.

 

La période a fait l’objet, chacun le sait de nombreux travaux, au fur et à mesure que les archives s’ouvraient. Je pense en particulier aux publications de   Fréderic Bozo, Wolfram Hansrieder, Beatrice Heuser, Georges Henry Soutou, Marc Trachtenberg, Helga Haftendorn, Gregory Treverton, Erin Mahan, ou David Yost, pour n’en citer que quelques un. L’ouvrage publié en 2018 avec le concours du CEA sur l’histoire de la dissuasion française constitue également une contribution utile sur l’histoire de la dissuasion française[3].

La présente contribution aux débats de la conférence n’ambitionne évidemment pas de revenir sur cet acquis historique mais, à partir d’archives publiques et privés et de mémoires des principaux acteurs d’évoquer brièvement quelques enjeux du débat sur l’adoption par l’Alliance de la stratégie de la riposte flexible (MC 14/3).

Ils sont bien connus :

1)Washington a accepté, à la demande des alliés européens, un rôle des armes tactiques -et leur modernisation- à l’appui de la défense conventionnelle. Le débat au sein de l’Alliance porte, notamment depuis 1962 puis les « Directives d’Athènes », notamment sur l’engagement des armes nucléaires de l’OTAN stationnées en Europe, le veto américain, les délégations au SACEUR, voire à ses subordonnés, et les systèmes d’information des alliés. Elles n’auront pris de formes définitives qu’en 1968.

Dans la mesure où le territoire de la RFA est en jeu de manière prioritaire, la discussion va s’engager principalement entre Bonn et Washington, avec la participation de Londres. La France qui conserve à l’époque des armes tactiques va négocier de manière séparée avec l’OTAN un certain nombre de dispositions concernant leur engagement éventuel dans la bataille de l’Europe à l’occasion des accords Ailleret-Lemnizer et Valentin Ferber. Pour Bonn, ceux-ci ne prennent pas suffisamment en compte les préoccupations allemandes et la teneur des relations entre les deux pays. Fréderic Bozo a détaillé les étapes de ces discussions bilatérales qui se sont prolongées sous la présidence Mitterrand avec le Chancelier Kohl.

2) Le débat sur les modalités de la consultation des alliés en cas de conflit et de passage à l’étape nucléaire répond à la préoccupation de Washington de décourager les alliés à se doter de forces indépendantes et surtout d’éviter toute forme d’engagement automatique à leur endroit sur le plan nucléaire[4]. Pour l’Allemagne, compte tenu de la forte présence d’armes nucléaires américaines sur son sol ; il s’agit d’une priorité, exprimée avec force par JF Strauss, notamment dans l’affaire de la MLF.

Elle est renforcée par la crise de Berlin, puis de Cuba. Les responsables américains vont multiplier des propositions diverses de consultations vis à vis des alliés Européens (discours de Mac Namara devant l’OTAN à Athènes dont l’essentiel de la teneur est rendu publique lors à l’Université d’Ann Harbor le 16 juin 1962, proposition de la MLF, groupe spécial à l’OTAN devenu par la suite le NPG) mais sans jamais, en dépit de quelques faux signaux, se départir de la position d’un contrôle américain strict sur ces armes.

La collaboration, non dénuée d’arrière-pensées du coté de Washington, entre américains et britanniques va se renforcer avec l’accord de Nassau. La France qui jusqu’à 1963, espère une aide américaine à la constitution de sa force nucléaire, considère que le refus de l’administration Kennedy crée une situation discriminatoire et injustifiable à son encontre, ce qui va entrainer une grande aigreur dans le débat entre Paris et Washington. Les américains, qui surestiment les difficultés auxquelles vont se heurter les français et leur détermination, vont cependant durant un certain temps, et certainement jusqu’à Nassau, croire que l’octroi d’une aide technologique à la constitution de la force de frappe française et la constitution, au sein de l’OTAN, d’une force nucléaire intégrée, pourrait amener Paris à accepter en contrepartie l’abandon d’une force nucléaire indépendante, ce que le General de Gaulle refusera avec éclat.

3) L’engagement par les américains de négociations bilatérales sur l’arrêt partiel des essais nucléaires et le futur Traité de Non-prolifération suscitent, des réactions négatives du côté allemand («  un Traité de Versailles » pour FJ Strauss). Toutefois ni Londres ni Paris ne soutiennent les allemands dans leurs réticences.  Washington va s’employer à désamorcer les réticences de Bonn en proposant notamment une « clause européenne » .

4) Les modalités de la contribution du rôle des forces conventionnelles et des armes tactiques dans un conflit européen ont été au centre des préoccupations et débats de l’Alliance, depuis le discours de Mac Namara à Athènes en avril 1962 et ce pendant un demi-siècle. Les discussions sont compliquées par les évaluations variables et changeantes de l’évolution des capacités conventionnelles du Pacte de Varsovie. La question de la présence, à partir de la fin des années 60, des forces françaises en Allemagne à raison de leur dotation nucléaire suscite le débat avec Bonn. Les difficultés de la balance des paiements américaines dans les années 70 poussent de surcroit Washington à demander notamment à l’Allemagne une compensation financière au maintien des forces américaines en Europe, prémisse du débat récurrent à l’OTAN sur le « burden sharing ».

 

Ces débats ont été déterminant pour l’évolution de l’OTAN. Mais, comme l’a écrit Beatrice Heuser,[5] le problème du rôle du nucléaire en Europe demeure devant nous, notamment au moment où l’Alliance s’apprête, d’ici l’an prochain, à actualiser son concept stratégique, qui date déjà de 2010 : « debates over tactical weapons, and in particular debates regarding their role in deterring aggression at conventional and strategic level, did not finish with the end of Cold War. The North Atlantic Treaty Organisation (NATO) and its constituent parts continue to grapple with how best to deter Russia and reassure allies, especially along NATO’s eastern border…With this in mind this analysis of Europe’s dilemmas over tactical nuclear weapons during the Cold War can provide some guidance based on Europe’s historical experience”.

Le débat sur le nucléaire en Europe a produit pendant un demi-siècle une immense quantité de documents dont la plupart sont désormais accessibles. A partir des enjeux des débats mentionnés précédemment je propose ci-après quelques éléments à partir de pièces d’archives, privées ou publiques, s’agissant en particulier de la riposte graduée, de la ratification par l’Allemagne du TNP, et des MBFR. Ils confirment largement les interprétations historiques actuelles, mais traduisent bien l’intensité d’une discussion entre alliés dont la qualité intellectuelle fut réelle, même si elle fut parfois vive.

 

  • La riposte graduée, l’attitude de la France, les demandes allemandes et la question du contrôle de Washington via l’OTAN

 

Français et allemands vont se retrouver d’un commun accord dans leurs réticences vis-à-vis du concept de riposte graduée. L’opposition française est frontale, doctrinale et politique. Seul le départ de la France en 1966 permet à l’OTAN d’endosser la doctrine graduée à partir du compromis que constitue le MC14/3. Les allemands, sans cacher leurs interrogations, posent le triple problème de la consultation préalable des alliés, du moment et des conditions du passage séquentiel au nucléaire (rejetant le concept de « pause ») et des moyens nucléaires utilisés .

Devant le Congrès, le Secrétaire à la défense Schlesinger rappelle[6] en 1973 que la stratégie de l’OTAN a évolué en trois étapes :

« the first phase was predicated on building and maintaining a large conventional force structure to match that of USSR and its allies. This strategy proved to be beyond that which NATO could economically support.

 It then evolved into the so called “trip-wire” response, stated in MC14/2, during the period of unquestioned US nuclear superiority. MC 14/2 emphasized deterrence through the threat of massive retaliation with nuclear weapons in lieu of large conventional forces. The inherent unsuitability to lower level threats of aggression and the inflexibility of this strategy, coupled with the growth of USSR strategic and tactical nuclear capabilities, eventually eroded its credibility.

Accordingly, NATO current strategy of “flexible response” MC14/3 was approved in 1967 by NATO redress these inadequacies. MC14/3 emphasizes a spectrum of military capabilities to provide numerous defensive alternatives ranging from conventional warfare to the threat of use of strategic nuclear weapons. A potential enemy is faced with great uncertainty as to which response might be selected”.

 

De fait, le document MC14/3 précise (para. 2 b) que le « first objective would be to counter the aggression without escalation and preserve and restore the integrity and security of the North Atlantic area. However, NATO must be manifestly prepared at all time to escalate the conflict, using nuclear weapons if necessary. It is emphasized that NATO’s capabilities to resist conventional aggression without resorting to nuclear warfare will depend on the enemy’s actions, on the actions taken by NATO nations as a result of available warning, on the effectiveness of the military forces-in-being and reinforcement, and their conventional capability to defend forward. Those factors will dictate the level of aggression at which NATO will have to commit itself to initiate the use of nuclear weapons.…  The effect of nuclear war would be so grave that the Alliance should engage such action only after the possibility of preserving or restoring the integrity of the NATO area through political, economic and conventional military actions had been tried and found insufficient.

  1. NATO should retain the initiative to sue nuclear weapons under conditions where it is militarily or politically required. The use of nuclear weapons to oppose aggression, limited in scope and area, though it should not be excluded, might involve an increased risk of escalation.”

 

Dès 1962, à l’occasion d’une série d’ article dans Foreign Affairs, Henry Kissinger, qui est l’un des nombreux experts qui conseille l’équipe de la Maison Blanche, va [7] examiner les problèmes que pose à la fois pour les États Unis et les alliés européens la nouvelle approche stratégique américaine. Il estime même nécessaire que les États Unis offrent leur aide pour la création d’une « modeste force nucléaire » à la France afin de lui permettre ainsi d’accroitre sa participation à la défense conventionnelle de l’OTAN.

De son côté Raymond Aron, dans une série d’articles sur le tournant stratégique américain et critiquant la force de frappe française, dans « Le Figaro » s’interroge sur « La doctrine Mac Namara et la France et « vers une force de frappe européenne »[8] Il s’interroge sur la possibilité de la constitution de deux forces, l’une européenne- sur le modèle d’une CED nucléaire- et l’autre américaine, étroitement liées » tout en se demandant pourquoi l’aide américaine à la force nucléaire britannique « peut traverser l’Atlantique mais non la Manche ». Aux États Unis mêmes, le débat trouve dans les éditoriaux de Walter Lippman le même écho.

Les interrogations sur l’engagement nucléaire précoce américain dans un conflit européen, le rôle des européens dans le processus de l’emploi des armes nucléaires américaines stationnées en Europe, l’aide américaine à la force de frappe française, la question de l’accès de l’Allemagne à la décision et les modalités du contrôle que les américains souhaitent conserver sur l’escalade du conflit vont donc constituer autant de questions qui interfèrent les unes avec les autres.

Elles ne trouveront de réponse institutionnelle à l’OTAN qu’après le départ officiel de la France de l’organisation militaire intégrée et l’échec de la MLF .

 

Sans entrer dans des débats techniques et couverts par les procédures confidentielles, on peut constater que le débat ne va jamais être tout à fait clos, même avec l’adoption du MC14/3, en 1967. Deux exemples, parmi d’autres, montrent que les interrogations vont persister au-delà même de la période retenue.

Une dépêche de notre représentation permanente à l’OTAN note qu’en juin 1971 le General Steinhoff, nouveau président du Comité militaire, estime que la doctrine de la riposte graduée « ne peut jouer qu’aux tous premiers moments d’un conflit. Ensuite il faudrait passer au stade nucléaire et l’escalade serait à peu près inévitable. Aussi l’arme nucléaire n’est-elle pas une arme militaire mais politique… L’emploi du nucléaire tel qu’il est prévu dans les exercices d’état-major conduirait à la destruction de l’Europe. A l’autre extrémité de l’échelle,  la guerre conventionnelle conduirait à la défaite de l’Occident » [9]

La même année, lors de la réunion des ministres de la défense du NPG (à laquelle la France ne participe pas) à Mittenwald, à propos d’une étude régionale consacrée au théâtre d’opération nordique, le ministre britannique Lord Carrington observe que « l’arme nucléaire risquait d’avoir des effets limités si elle était employée avec une certaine modération, tandis qu’utilisée plus massivement elle était de nature à faire un grand nombre de victimes Dans ces circonstances ne convenait-il pas de reconnaitre que les conditions permettant la mise en œuvre de la stratégie de la riposte graduée n’étaient pas réunies ? » La conclusion de la session du NPG sera de demander aux militaires d’étudier la possibilité d’user d’armes à « effets collatéraux réduits », approche qu’abandonnera le Président Carter après que le Ministre allemand de la défense, Helmut Schmitt, se soit employé à la justifier devant le Bundestag.

 

Pour les français l’opposition se manifeste très tôt, tant sur le plan doctrinal (cf. les écrits du Gal Beaufre) que sur le plan politique

Dans une note personnelle du général de Gaulle, datée du 1er mai 1963 – c’est-à-dire à un moment où les forces nucléaires françaises ne sont qu’à leur tout début, ce dernier, en préface à un Conseil de Defence, définit sa position et l’implication de l’incertitude sur le stade de l’engagement des moyens stratégiques américains :

(citation)

–  « nous n’avons aucune raison d’approuver la stratégie américaine d’ «escalation », même si , comme c’est le cas, nous ne pouvons l’empêcher.

 – 4. Cela étant et ayant pris acte du fait que l’« escalation » américaine risque de mettre l’Europe occidentale dans le cas d’être attaquée par un adversaire plus fort sur le théâtre qu’elle constitue, nous ne pouvons évidemment admettre d’être conquis sans qu’aient été employées toutes les armes existantes. Notre position est donc la suivante  :

        Si les États Unis doivent s’abstenir d’agir immédiatement par tous leurs moyens de continent à continent, avec la Russie comme objectif, il y a lieu sur le théâtre européen d’employer les armes atomiques dès que l’agresseur commencera son offensive.

         En ce qui nous concerne en particulier, et compte tenu du fait que la France constitue la deuxième zone de défense de l’Europe occidentale, (l’Allemagne etant la première) nous devons défendre notre territoire et nous en réserver les moyens  afin que la totalité du théâtre d’opération ne soit pas conquise ou détruite par l’agresseur avant que les États Unis se décident à déclencher (s’ils doivent finalement le faire) leur action de continent à continent avec la Russie comme objectif, action qui brisera l’agresseur et par conséquent l’agression.

         Bien entendu et de toute manière nous devrons employer notre propre force stratégique , avec la Russie comme objectif, dès lors que la France serait attaquée. La dissuasion résultant de cette résolution affirmée par nous pourrait avoir quelque effet.  A défaut, l’action de notre force stratégique, avec la Russie comme objectif, serait un élément de notre propre défense. Au surplus, cette action pourrait, éventuellement, entraîner celle des États Unis de continent à continent et les amener, par conséquent, à mettre en œuvre, avant qu’il ne soit trop tard pour nous, le seul moyen efficace de défense de l’Europe occidentale. ( fin de citation)

 

Il est intéressant de comparer ce constat sur le rôle de « déclencheur » éventuel des moyens français sur l’engagement américain avec les propos tenus par Mac Namara à Washington [10]devant Pierre Messmer, le Ministre de la Défense qu’il reçoit le 29 novembre 1961, entretien brutal au cours duquel le ministre américain s’efforce de prouver à son interlocuteur que la force nucléaire française, au stade actuel, ne compte pas aux yeux de Moscou :

 

  • «  la France doute de la volonté des États-Unis d’utiliser les armes nucléaires et c’est pourquoi elle en fabrique elle-même. Elle a 50 bombes atomiques. La question est de savoir si elle les utilisera contre l’Union Soviétique. La réponse est non.
  • … « au surplus , comme par définition, la France agirait indépendamment de ses alliés, l’OTAN ne la soutiendra pas [11]. Donc, la France n’utiliserait pas sa force atomique contre l’URSS et c’est ce qu’il fallait démontrer. »

 

Mac Namara reconnait « que le programme nucléaire français est un fait » et demande « quelles seraient les incidences de ce programme sur les forces militaires de l’OTAN, sur la question de la question d’une force IRBM OTAN, et sur les questions de commandement et de contrôle des forces nucléaires »

 

Le ministre français lui répond : « il est nécessaire pour le SACEUR de disposer d’IRBM. Mais du côté français , on estime très difficile d’organiser un système d’IRBM à l’intérieur de l’OTAN qui ne soit pas sous le contrôle exclusif du gouvernement américain. On ne parviendra jamais, en effet, au sein de l’OTAN, à s’entendre sur l’utilisation de ces armes. Tout le monde est d’accord pour reconnaitre le caractère inapplicable de la formule de 15 doigts sur la gâchette. De plus il n’y aura jamais accord de tous les gouvernements européens pour donner une délégation à un Commandant en Chef, quel que soit sa nationalité, américaine ou autre. En dépit de ce qui le ministre allemand de la défense, M Strauss, il n’est pas possible de créer une force IRBM intégrée. Il y a là une impossibilité technique. Le seul système est celui d’une force IRBM sous autorité américaine. »

 

La question du déploiement en Europe des missiles modernes de portée intermédiaire du type Lance, constitue en effet depuis le constat par les européens de la vulnérabilité des États Unis vis-à-vis de l’URSS une demande prioritaire de la part de ceux-ci. Mac Namara n’y est pas favorable mais en 1962, lors du discours d’Athènes, il s’y ralliera.

Entre temps le Gal Norstad sensible aux demandes européennes va échafauder une formule de « force nucléaire européenne dans l’OTAN ». mais les modalités du contrôle américain sont à l’origine peu précises et suscitent au demeurant des réserves à Washington même.

En bilatéral, devant Pierre de Leusse, notre représentant à l’OTAN, son collègue, Thomas K Finletter[12] esquissera en janvier 1962 une proposition selon laquelle en échange de l’abandon de la force d’une force de frappe indépendante, les États Unis accepterait une force OTAN dans laquelle « les puissances européennes produiraient ou achèteraient aux États Unis les missiles. La France, le Royaume Uni et les États Unis fourniraient les têtes nucléaires ( dans la proportion de 15 % de leurs force nationales) sur lesquelles il n’y aurait pas de droit de veto. Ceci signifierait sans doute- selon de Leusse–  que la décision des deux pays de tirer ces armes serait obligatoire et que même les États Unis ne pourraient s’y opposer ».

Quelques jours plus tard le General Norstad précise encore : les Etats Unis ne fourniraient pas d’ogives à un pays en particulier mais à l’OTAN. Les décisions seraient prises par un certain nombre de pays mais sans droit de veto pour les États Unis. Il précise également qu’« un accord bilatéral pour une aide française à la France n’est pas envisageable compte tenu de l’oppositions du Congres » .

Les français sont dubitatifs devant cette formule de délégation de la décision d’emploi du nucléaire à l’OTAN : compte tenu des délais de réponse vis-à-vis des soviétiques les alliés donneraient une délégation totale au SACEUR mais celui-ci devrait obtenir encore l’autorisation présidentielle américaine. La délégation européenne serait totale, celle des États Unis conditionnelle [13].

 L’ambassadeur Finletter précisera d’ailleurs le 5 janvier 1962 que « le Président Kennedy ne conçoit pas de solution qui ne soit pas de l’OTAN. Une solution purement tripartite ne serait pas acceptable pour les États Unis sauf si elle était conçue dans le cadre de l’OTAN », écartant donc toute idée de tripartisme .

 

Le General Norstad, qui été rappelé de ses fonctions, par ce que considéré comme trop proche des européens, va cependant développer devant le Conseil Atlantique des États-Unis (Washington, 14 janvier 1963) « à titre personnel » le concept, qui anticipe déjà la MLF, devant le Conseil Atlantique à l’occasion de son départ [14].

Le texte mérite d’être cité en entier car il montre bien la difficulté de concilier les attentes des alliés, le refus de Washington de forces indépendantes et la volonté de conserver les armes nucléaires déployées en Europe sous contrôle américain via l’OTAN.:

« La plupart des Européens sont convaincus que les armes nucléaires, dans une certaine mesure et sous une certaine forme, sont essentielles à leur défense. Ils veulent que soit garantie la disponibilité permanente des armes dont dépend nécessairement la préservation de leur liberté. De plus, ils souhaitent participer activement à la prise des décisions. Ils estiment que ceci est nécessaire s’ils veulent assumer leurs responsabilités à l’égard de leurs peuples comme de l’Alliance.

Ces convictions sont très profondément ancrées chez les Européens et je les trouve tout à fait raisonnables. Il convient de les accepter comme une réalité au même titre que la puissance rénovée de l’Europe.

Permettez-moi de vous dire que je suis tout à fait conscient de la complexité de cette question ainsi que du risque que comporte toute tentative de simplification à cet égard. Toutefois, avant d’avoir quitté l’uniforme, et cependant que mon expérience est encore toute fraîche, j’aimerais vous soumettre quelques suggestions et conclusions personnelles…

Je crois traduire le désir de la quasi-totalité des pays de l’Alliance en déclarant que l’autorité dont dépend le potentiel nucléaire sur lequel reposent les plans de défense de l’O.T.A.N. devrait être exercée par l’Alliance elle-même.

A cette fin, les armements nucléaires déployés en vue de donner un fondement concret aux principes de l’O.T.A.N. devraient être entièrement confiés à l’Alliance. Je suis opposé à la prolifération de contrôles et d’autorités indépendantes, comme la plupart d’entre nous

d’ailleurs.  A mon sens, le pays donateur devrait donc conserver la garde matérielle effective des armements ou des ogives.

En acceptant d’être investi de cette nouvelle autorité, le Conseil de l’O.T.A.N. assumerait une plus grande responsabilité. Pour ce faire, il devrait élaborer, comme il a commencé, en fait, de le faire, des lignes directrices, des règles d’engagement, des principes et des conditions établies en vue du recours éventuel à ces armes dans la défense des peuples et du territoire couvert par l’Alliance.

En principe, la responsabilité relative au potentiel nucléaire de l’O.T.A.N. est collective et doit être partagée par tous les quinze pays membres. Toutefois, une conférence de quinze puissances peut être difficilement considérée comme un organe opérationnel ou exécutif efficace. Il ne faut pas s’attendre qu’elle dirige des opérations militaires ni qu’en cas d’urgence, elle prenne les décisions impératives qui peuvent s’avérer nécessaires pour déclencher des opérations de ce genre.

L’une des solutions serait que le Conseil institue un exécutif plus restreint qui serait pleinement responsable devant lui. Sous sa forme la plus simple, cette instance pourrait comporter un représentant de chacun des pays qui contribuent à l’arsenal nucléaire de l’O.T.A.N. : les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Pour être sûr que tous les 15 pays sont représentés, que tous les avis sont entendus, et pour contribuer à rendre cohérents les efforts globaux de l’Alliance, le Secrétaire général, au service de tous les États membres, pourrait présider ce groupe exécutif, le droit de vote ne lui étant cependant pas forcément reconnu. La formule que je préconise tend à respecter les droits et les responsabilités de chaque partenaire de l’Alliance. Elle vise à renforcer l’Alliance et à lui donner plus de poids en tant qu’autorité politique. Elle cherche à apporter une solution dans le cadre de la structure et en accord avec l’esprit de l’O.T.A.N. Par ailleurs, elle devrait satisfaire dans une certaine mesure aux exigences particulières de certains pays, la France par exemple, car elle reconnaît la situation particulière des trois partenaires de l’O.T.A.N. détenteurs d’un potentiel nucléaire.

Il existe au moins deux variantes possibles de l’organe exécutif dont je viens de parler. Par exemple, il convient de tenir compte d’une certaine manière de l’importance, de la force, et de la situation géographique de la République Fédérale d’Allemagne ainsi que des implications de ce pays dans presque tous les aspects de la défense de l’Europe centrale. Peut-être pourrait-on dès l’abord répondre à cette situation particulière en donnant à l’Allemagne un statut représentatif approprié au sein de l’exécutif. Ou bien, on pourrait adjoindre à cet organe deux autres membres qui seraient élus parmi les autres partenaires de l’Alliance, à tour de rôle, encore que cet élargissement risque de limiter l’efficacité de l’exécutif.

Je crois que les pays de l’O.T.A.N. conviennent que leur responsabilité est d’ordre collectif. Le Conseil dans son ensemble pourrait donc, comme je l’ai proposé, diriger et contrôler la mise sur pied du potentiel nucléaire de l’Alliance et fixer les règles régissant son utilisation.   

 

 En cas de crise, et si les événements laissent le temps nécessaire à la consultation, le Conseil serait évidemment entendu. Mais, en cas d’extrême urgence, l’organe exécutif devrait, à mon avis, prendre des mesures immédiates, conformément aux règles fixées par le Conseil qui est la plus haute autorité politique de l’Alliance.

En effet, une décision immédiate et positive s’imposerait absolument dans une situation qui évolue rapidement, et la règle de l’unanimité risque donc de ne pas être applicable même au sein de ce groupe restreint. Si une décision ne pouvait être prise à l’unanimité, un vote à la majorité pourrait et, à mon sens, devrait prévaloir. Dans ce cas, le pays membre qui se trouverait en minorité pourrait avoir la faculté de refuser d’engager les forces de son pays encore que, logiquement, il serait souhaitable de les engager et qu’en pratique, on ne pourrait probablement pas l’éviter. Toutefois, les armes que le pays dissident aura déjà mises à la disposition des forces des autres pays, dans le cadre des plans communs de l’Alliance, devront rester engagées et disponibles.

Je suis convaincu qu’une formule du genre de celle que je viens de définir permettrait rapidement aux autorités politiques de l’O.T.A.N. d’exercer leurs pouvoirs en cas de crise. Cette solution peut répondre dans une certaine mesure aux désirs – aux exigences – des Européens de participer effectivement au contrôle de la puissance militaire ».

 

Quelques mois plus tard, Gérard Smith et l’amiral Lee, collaborateurs de Paul Nitze au Département de la défense, précisent à leurs interlocuteurs français que « la force multilatérale de l’OTAN doit d’abord intéresser les MRBM et seulement ensuite les armes tactiques. Le déploiement doit être naval. La « propriété multilatérale concerne d’abord les fusées mais on n’écarte pas qu’elles concernent ultérieurement les charges nucléaires » Les équipages des navires possédant les fusées seraient intégrés, l’ordre de tir provenant d’une autorité de l’OTAN (ce serait un commandement spécial) agissant sur ordre du pouvoir politique.  Les décisions pourraient être prises par un certain nombre de pays intéressés, sans que joue le veto d’un seul pays,  fut-il les États Unis ».

La réaction de leurs interlocuteurs français est plus que réservée [15]même s’ils concèdent que le ministre allemand FJ Strauss sera intéressé, mais estiment que sur le control multilatéral « les choses ne sont pas claires » : « il n’est pas imaginable que nous acceptions l’idée d’une requête au Président des États Unis de bien vouloir décider s’il convient ou non d’employer les armes nucléaires pour la défense de l’Europe. Une chose est pour un conseil composé de représentants des gouvernements de donner un ordre de faire ceci ou cela dans telle ou telle hypothèse, une toute autre chose est pour un gouvernement de donner pouvoir à un autre de choisir si et comment la nation du premier sera défendue et si elle disparaitre ou non comme nation ».

Cette réaction négative est renforcée par l’indication que leur apporte leurs visiteurs selon laquelle » on pense aujourd’hui à Washington « qu’il est possible de mener une guerre coordonnée et obéissant à un plan intelligent » visant à détruire les moyens militaires de l’adversaire , la défaite etant provoquée par l’épuisement de ses moyens d’attaque »

En septembre 1962, la proposition de MLF est désormais sur la table. Le Gal de Gaulle ayant confirmé l’opposition française, Washington voit la MLF, après la conférence de presse du 14 janvier 1963 refusant la candidature britannique à l’UE, comme non seulement une solution au problème nucléaire européen mais également un moyen de reprendre l’initiative politique en Europe, notamment vis-à-vis de l’Allemagne, mais sans toutefois dévier du refus de la voir accéder à l’arme nucléaire.

La MLF va être sabordée par les britanniques qui y voient une tentative d’y intégrer leur force nucléaire et de réduire le degré d’indépendance qu’ils croient avoir sauvegardé à Nassau. Ils proposeront donc qu’elle soit composée de contingents nationaux et non d’équipages mixtes Rebaptisant en 1964 la MLF en ANF.  Les Allemands resteront les seuls à défendre la formule, l’administration américaine se désintéressant de l’affaire avec l’arrivée du Président Johnson.

La frustration allemande sur l’ensemble de la question nucléaire antécède la MLF et s’exprime par exemple lors d’une conversation entre P Messmer et FJ Strauss relatée par F de Rose [16]le 24 janvier 1962 : « la RFA est le meilleur élève de la classe de l’OTAN . Or elle est mal payée de retour. Il y a plus de 100 dépôts nucléaires sur son territoire . Il y en aura bientôt plus de 200. Or le gouvernement allemand ignore tout de leur contenu. Si l’opinion savait cela elle considèrerait que le gouvernement allemand est beaucoup trop docile et prend des risques inadmissibles. Tous les jours, toutes les nuits, ce sont des convois US qui coupent les routes, se conduisent comme en pays occupé. Il faut que les États Unis s’habituent à considérer les européens comme des partenaires ; C’est pourquoi j’ai posé le problème des MRBM. Il faut savoir où l’on va ; Si l’Allemagne ne peut rien obtenir de satisfaisant dans le domaine de l’armement nucléaire elle se tournera vers la France.

Lorsque le ministre allemand était aux États Unis, poursuit-il « Mc Namara l’a interrogé sur ce point « . Il a dû répondre, à regret qu’il n’y avait rien sur le plan franco-allemand. Si l’attitude des États Unis l’amène à poser la question à Paris et si la réponse est négative, alors l’Allemagne procédera à une révision déchirante de ses alliances ».

 François de Rose n’y croit nullement, mais remarque cependant « qu’il faudra donner au peuple allemand autre chose que le prix d’excellence dans la classe OTAN mais sans toutefois se laisser impressionner par ces prétendues « révisions déchirantes des alliances » car la RFA n’a pas le choix. Il estime toutefois que le débat sur les MRBM « doit aboutir à quelque chose de satisfaisant pour l’Allemagne…. S’il n’y a pas d’accord M Strauss va nous proposer de nous aider et nos difficultés financières pourraient nous pousser à accepter ».

 Une conversation, dont le compte rendu est confidentiel, entre le General de Gaulle et le General Puget, chef d’état- major de la défense nationale, le 7 mars 1962 montre l’état d’esprit dans lequel le Chef de l’État envisage alors la relation avec Bonn dans le long, voire le très long terme ainsi que le jeu qu’il mène vis-à-vis du Chancelier Adenauer:

« …Les destins de l’Allemagne et de la France sont liés. Le General de Gaulle a proposé à l’Allemagne une unité politique fondée sur une coopération directe entre ces deux pays principaux de l’Europe des Six. …L’Allemagne est à un tournant. La politique d’Adenauer est arrivée à son terme. Il a joué l’Alliance, et par elle les Etats Unis. Mais ceux-ci lui ont donné tout ce qu’ils pouvaient. Maintenant c’est fini. L’Allemagne n’obtiendra plus rien. L’armement atomique dont elle rêve lui sera refusé par les Américains, qui en auraient aussi peur que les Russes ou les Britanniques. L’intérêt de l’Allemagne sera donc de se rapprocher de la France, ce qui ne veut pas dire que la France doive aujourd’hui lui permettre l’armement atomique, seule ou en commun.

En bref, tout le monde s’accorde pour refuser l’atome à l’Allemagne, sauf la France à la condition essentielle que l’Allemagne ait donné la preuve définitive de son union politique avec la France, face à la menace Russe aujourd’hui, à l’intérieur d’une Europe élargie demain.

Dans ces conditions et à cette garantie, la France ne pourra pas refuser à l’Allemagne le droit que ne manquerait pas de réclamer Charlemagne.

Il est évident que les Allemands essaieront d’aller plus vite. Il est possible que certains cèdent à l’appât d’une réunification que l’URSS leur tend. Dans un cas ou dans l’autre,  ,l’Europe ou la Russie, mais l’Amérique perdra. Elle perdra faute d’avoir compris en temps utile son véritable intérêt qui était d’aider ses amis et non les dominer » .

 

A un tout autre niveau, un raisonnement proche est repris par le général Puget lors d’un entretien avec le Général Maxwell Taylor, conseiller militaire du Président Kennedy venu en mission d’exploration sur les questions de l’OTAN à Paris, quelques semaines plus tard. Il s’agit de plaider en faveur d’un concours de la part de Washington à l’effort nucléaire français. Or l’envoyé de Washington reprend l’argument, qui sera utilisé par le Président Kennedy lui-même dans sa correspondance avec le General de Gaulle : les États Unis ne peuvent aider la France en raison du précédent crée pour l’Allemagne.

 

La comparaison est jugée blessante du côté de son interlocuteur français : « la situation n’est pas comparable car si l’Allemagne se dotait d’un armement nucléaire ce pourrait être la cause d’un troisième conflit mondial, de l’affaiblissement de l’Alliance Atlantique et du renforcement autour de l’URSS et du Pacte de Varsovie. Mais si cette crainte est sincère, croit-on que la méthode employée pour régler le problème allemand soit la bonne. Les États Unis cherchent une solution dans le cadre de l’OTAN. Ils veulent que nous y participions. Cela ne présente pour nous aucun intérêt. Nous n’avons pas les moyens de simultanément participer à un effort de l’OTAN et construire notre force nationale. Donc nous devons donner la priorité à ce qui nous intéresse et tant pis pour le reste.

 Et qui sait si un jour la France et l’Allemagne ne voudra pas unir leurs efforts. Ce n’est pas la politique du présent gouvernement français mais c’est l’ambition de FS Strauss.  Et qui sait ce que réserve l’avenir.  Donc l’intérêt   Que les États Unis aident notre effort atomique et alors la France pourrait aider à une solution du problème allemand dans l’OTAN ».

 

A une question du General Taylor pour savoir si la force française pourrait coopérer avec la force OTAN, le General Puget répond de manière affirmative : Il n’y a aucune raison pour que notre force atomique ne soit pas employée en coopération et coordination avec les plans de SHAPE ou ultérieurement des forces stratégiques anglo-US. Mais nos moyens nucléaires pourront être aussi repris pour des missions purement nationales si nécessaire. Le General Taylor réplique que les moyens nucléaires américains déployés en Europe ne sont destinés qu’à la bataille de l’Europe, soulignant que pour Washington l’intégration dans le jeu allié demeure un postulat. A ses yeux les arrangements avec les britanniques ne contredisent pas ce principe.

 

Les interlocuteurs français du General Taylor vont souligner que « la loi Mac Mahon prévoit une double condition pour l’aide à un autre dans le domaine du nucléaire militaire : la qualification technique et la qualification politique. Techniquement il est difficile de contester que la France rempli la condition en ce qui concerne le plutonium. Donc si on nous refuse cette assistance c’est que l’on nous considère comme politiquement disqualifiés. Pourquoi

dès lors irions-nous résoudre le problème politique des américains qui est de trouver la solution de la question allemande dans le cadre de l’OTAN.  Nous ne pouvons oublier que pendant ce temps les Britanniques ont reçu le moteur du sous-marin, une aide pour les armes et la promesse de Skybolt » .

 

Paris va donc conclure que les conditions mises en avant par Washington pour le contrôle de ce qui deviendra le projet de la MLF (propriété et contrôle multilatéral, déploiement naval, équipage mixte multilatéral) sont de nature politique : ne pas permettre à l’Allemagne d’accéder à des armes de moyenne portée susceptibles d’atteindre l’URSS, ne pas mettre en mesure la France d’utiliser des MRBM avec des ogives nucléaires de sa fabrication.

 

Les progrès technologiques réalisés par la France dans l’édification de sa force nucléaire vont être constamment sous-estimés par la CIA, qui se fie largement aux propos de ceux diplomates et militaires français qui demeurent opposés à la politique gouvernementale, notamment en raison de ses implications financières sur les autres capacités militaires françaises. Mais ces progrès vont permettre à la France, outre les raisons politiques, de s’abstenir de participer à une MLF, qu’elle considère dès le départ comme condamnée à échouer.

 

L’attitude de Washington à son égard va donc se durcir, comme en témoigne les objections du Département d’État en 1962 sur la question d’une aide éventuelle à la France dans le domaine nucléaire, telles que résumées par Paul Nitze dans ses souvenirs.[17] Il considère en effet que le « fanatisme » des partisans de la MLF a fait échouer ce qui aurait pu être un compromis avec Paris :

“It seemed to me that if the French really were to commit themselves to NATO in quite a different sense than the sense in which they were then behaving in NATO – if they were really to become part of NATO the way we were and the way the Germans were, if they were to view their defense as being part of the NATO defense – then it would be possible for us to give them assistance in developing their own nuclear capability. But the forces should not only then be earmarked but assigned to NATO, so that the plans would all be NATO plans and the authority to use these forces would all be NATO authority.

Granted that if NATO broke up the French would still have a national nuclear capability, still if they would demonstrate to us their seriousness in making NATO really work, maybe the payoff would be enough so that we could take the disadvantages and the risk that the French would end up with a capability of their own, particularly, in light of the fact that it looked to me as though they were going to go down the road to getting their own nuclear capability in any case.

I think time has demonstrated that this was correct, and therefore it would seem to have been to our interest to help them get a nuclear capability which they were going to get anyway provided we could get them really to be part of NATO.

The main line of the State Department objections to it was (a) that the proliferation of national nuclear capabilities was a bad thing and that one couldn’t guarantee that if we. helped the French at some other, they wouldn’t renege on their obligations to NATO and end up with a national capability; and (b) at least a part of the State Department – George Ball, Bob Schaetzel and some of the in EUR – were dedicated to the proposition of the multilateral force as being the solution to both the strategic problems of Europe and to European unification. They felt that this approach to the French would undermine the prospect of the multilateral force, and, I think, that this was perhaps their strongest objection.

The President was always somewhat leary of what he conceived to be almost a fanaticism of the strong proponents of the MLF – not that he wasn’t for the MLF, but he felt that it engendered almost fanatical support on the part of some people and he was always skeptical when he saw that” .

  • La ratification du TNP : un problème pour la MLF et une « clause européenne »

Les négociations pour le Traité de Non Prolifération sont une priorité pour l’administration Kennedy qui continue d’entretenir des soupçons vis-à-vis des ambitions nucléaires allemandes : pour Kennedy « US will never permit our troops to remain hostage to a German adventure in the nuclear field ».

Les câbles déclassifiés de cette négociation montrent tout d’abord l’utilisation, contre le projet de MLF, de la part des Soviétiques, relayés par les Polonais, de la clause de « non transfert ».  Leur argument est spécieux « s’il y a tant d’insistance sur le veto américain dans le cadre de la MLF, c’est bien qu’il y a un plan de transfert d’armes nucléaires ». Mais les négociateurs américains à Genève se heurtent également à une résistance allemande.  L’affaire est sensible sur le plan de l’opinion intérieure allemande et l’argument de la MLF est également mise en avant par Bonn, jusqu’à ce que le directeur de l’ACDA William Forster explique que le projet de MLF « is on ice ».

Le secretaire d’Etat allemande, Karl Carsten, lui répond que Bonn « is still committed to an hardware solution, if not in the form of MLF, than in another form” Pour le Département d’Etat, toujours attaché au projet de MLF selon Georges Ball : “if failing the MLF, German rejection and discrimination could lead to three possibilities: a national program, a French German deal or the real danger : a German political adventure. De son côté, le Pentagone est préoccupé par les possible incidences de la clause de non transfert sur l’organisation militaire de l’OTAN.

Finalement les Etats Unis s’entendront avec l’URSS sur une série de réserves attachées au Traité :

«  4. This does not deal with allied consultation on nuclear defence so long as no transfer of nuclear weapons or control over them results.

“5. It does not deal with existing arrangements of nuclear weapons for deployment of nuclear weapons within allied territories, as they do not involve any transfer over them, unless and until a decision were to go to war, at which time the treaty would no longer be controlling.

“6.the treaty does not deal with the problem of European unity and would not bar succession by a new federated European state to the nuclear status of one of its former component. A new federated state would have to control all of its external security functions including defence and all foreign policy matters relating to external security, but would not have to be so centralized as to assume all governemental functions. It would bar however transfer (including ownership) of nuclear weapons or control over them to a new multilateral or other lacking the attributes of a federated state essential to bring into play the legal doctrine of succession”.

  • La question des armes tactiques : le cas des MBFR et de l’option III.

A partir de la fin des années 60 les Etats-Unis vont progressivement se reposer de plus en plus pour la défense de l’Europe sur les capacités des SLBM, dont une partie des capacités sont attribuées au SACEUR [18] et retirer un certain nombre de dispositifs à courte portée qui présentent le risque d’un engagement précoce sur le plan nucléaire, voire un degré d’automatisme (cas des mines nucléaires) .

Au sein du NPG, il a été acquis, à titre de compromis entre les 14 alliés participants, que pour l’utilisation des armes tactiques sur le territoire d’un des alliés l’on ne saurait se passer de l’avis défavorable de l’un des pays directement intéressés. Les allemands vont, comme on le sait, estimer que nous ne serions pas nous-mêmes dispensés de les consulter avant l’emploi éventuel de nos propres armes, en l’occurrence à l’époque les Pluton, sur leur territoire.  La question des forces françaises positionnées en Allemagne et de leur couverture nucléaire en cas de conflit soit par des moyens nationaux, stationnés à l’arrière sur sol français, soit dans le cadre d’une coordination avec les alliés a été longuement traitée abordée notamment dans les travaux de Fréderic Bozo et de Georges Henri Soutou[19].

Un autre aspect des armes tactiques en Europe va se poser à partir de 1971 en prévision de l’engagement des négociations SALT. Tandis que la question des forces tierces françaises et britanniques a été réglée par un compromis, accepté par Henri Kissinger, qui joue implicitement sur la différentiation des plafonds américains agrées dans l’accord, la question des systèmes nucléaires non stratégiques « sur des bases avancés » ou FBS est constamment posée par les soviétiques. Il s’agit ni plus ni moins que du démantèlement de tous les systèmes de l’OTAN susceptibles d’atteindre « le territoire de l’adversaire » y compris donc les pays alliés de l’URSS au sein du Pacte de Varsovie : SNLE américains basés en Ecosse, en Espagne et en Italie, dont les missiles sont affectés au SACEUR, avions à double capacité nucléaire soit embarqués soit à terre (en 1971 plus de 500 appareils à capacité nucléaire) , missiles sol-sol Pershing I ( portée de 750 km) Sergeant  (150 km de portée ) Lance (110 km de portée )  .

Bien entendu la revendication de Moscou sur « FBS » pose le problème de la définition des armes tactiques dans le cadre des négociations SALT, mais également ultérieurement dans le cadre des MBFR, de la CDE et de la négociation sur les « euromissiles », (qui font, par ailleurs, l’objet d’autres interventions par ailleurs).  Je me limiterais à évoquer le cas de l’option III des MBFR, car elle va devenir une préoccupation forte de la diplomatie française, même si cette dernière ne participe pas à une négociation conçue comme de « Pacte à Pacte ». Il s’agit en effet d’un succès de la coopération franco-allemande dans le domaine de la sécurité européenne.

Les Américains souhaitent un accord MBFR pour limiter la forte pression exercée au Congrès à l’époque par les partisans de l’amendement Mansfield sur un retrait unilatéral américain des forces stationnées en Europe. Du côté allemand, nombreux sont ceux, qui comme Egon Bahr, y voient un élément susceptible de favoriser les progrès de l’Ostpolitik, voire une réunification ultérieure, puisque les deux états allemands verraient l’OTAN et le Pacte de Varsovie garantir ensemble une zone dénucléarisée au cœur de l’Europe et couvrant une partie du territoire des deux Allemagnes. Plus les négociations de Vienne s’enlisent dans la querelle des données sur l’état des forces et plus la pression en faveur de l’acceptation de l’option III monte chez la plupart de nos alliés. C’est dans ce contexte que la France va approcher l’Auswaertiges Amt pour lui proposer de « tuer les MBFR » en remplaçant celles-ci par une négociation sur une zone plus large ( « de l’Atlantique à l’Oural » et limitée aux aspects conventionnels, la Conférence sur le Désarmement conventionnel (CDE).  Son mandat, en deux étapes (mesures de confiances, puis réductions conventionnelles, excluant donc les FBS, après une longue querelle avec Moscou) devra être établi lors de la Conférence d’examen de la CSCE à Madrid (novembre 1980 – septembre 1983). Les discussions à l’OTAN, menée largement par les Français, se heurtent à des résistances américaines cherchant à protéger les MBFR et inquiet d’une négociation dans un cadre multilatéral, tandis qu’à la CSCE à Madrid, ils craignent de voir les questions de sécurité détourner l’attention de la Conférence des problèmes de la situation des droits de l’homme dans les pays de l’Est. La manœuvre diplomatique franco-allemande réussira avec le soutien des éléments du Pentagone hostiles aux MBFR et débouchera sur la Conférence du Désarmement en Europe, qui deviendra un élément important de l’architecture de sécurité européenne, jusqu’à ce que la Russie s’en retire sous Poutine. Elle montre, contrairement à la philosophie même de la riposte graduée, l’importance de dissocier les aspects conventionnels et nucléaires, au moins sur le plan des négociations. D’autres interventions lors de la conférence du CIENS seront abordées les étapes ultérieures du débat nucléaire en Europe et notamment la crise des « euromissiles » où, comme pour la CDE, la France passera de son attitude de non-participation aux travaux diplomatiques sur le nucléaire en Europe à une politique pro-active, sur le plan politique. Je voudrais conclure sur une citation de Rose Gottemoeller, la très respectée spécialiste des questions de désarmement et, jusqu’en 2020, Secrétaire Générale Adjointe à l’OTAN, qui pourrait résumer l’état actuel du débat sur les armes tactiques en Europe :

« it appears that the United States and the NATO allies have arrived at a new place in their long and stormy marriage, without explicit action but decisive effect: they have decided to sell the nuclear beach house and buy a conventional house in the mountains. Now they have just to figure out how to tell the children ». /.

[1]  Certains de ses passages sur la cohésion occidentale et ses valeurs ne dépareraient pas un communiqué actuel à Evere…

[2] GH Soutou L’Alliance incertaine 1996 Fayard page 240

[3] Celine Jugensen et Dominique Mongin : « Résistance et dissuasion : des origines du programme français jusqu’à nos jours. »  2018 Edition Odile Jacob (disponible également en édition anglaise). Voir en particulier le chapitre sur « les querelles diplomatiques de la dissuasion »

[4]  l’article 5 de l’OTAN ne constitue qu’une présomption de solidarité en cas de conflit et laisse aux alliés le choix des moyens pour répondre à l’aggression.

[5] B Heuser and K Stoddart. “Difficult European: NATO and tactical/non-strategic nuclear weapons, Past and Present. in the Cold War.”  2017 . University of Glasgow

[6] Nato strategy and force posture 1973 (déclassifié)

[7] “ the unsolved problems of European defense”, “The strains of the Alliance” ,“coalition diplomacy in a nuclear age”, “European Defence”

[8] Le Figaro  8 juin 1962 et 7-8 juillet 1962

[9] Dépêche 499/PAN du 9 juin 1971. Archives MAE

[10] Compte rendu de l’Ambassade du Ier décembre au Cabinet du Ministre.

[11] S’agissant du rôle de « détonateur » de la force française le Secretaire d’Etat Dean Rusk sera encore plus explicite vis-à-vis de P. Messmer « qui vous dit que si vous voulez détruire la planète pour un motif que nous n’approuvons pas , nous vous laisseront faire ».

[12] Thomas Finletter, homme politique et ancien secrétaire à l’Air, sera représentant à l’OTAN entre mars 1961 et septembre 1965. Il jouera un rôle clé pendant toute cette période. Déçu par l’abandon de la MLF il démissionnera et sera remplacé en 2006 par Harold Cleveland

[13] Note  de François de Rose . document privé. 16 janvier 1962

[14] Archives de l’OTAN et de l’UEO.

[15] Note de François de Rose . Archive privée.

[16] Note de Francois de Rose . Archive privée

[17] Archives Paul Nitze.

[18] cf en particulier la Presidential Directive du president Carter NSC-PD 48 du 4 avril 1979 ( déclassifiée) au sujet du nombre de têtes nucléaires delegués au SACEUR (400) du renforcement de  leur patrouilles en Atlantique et en Méditerranée.

[19] Cf en particulier les articles de Fréderic Bozo précités sur les conversations Mitterrand – Kohl.

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